27 mai 2009

Vogue la galère!...

Auteur de trois romans dont le délicieux Tribulations d’un précaire, l’auteur américain Ian Levison publie aux éditions Liana Levi une nouvelle fiction loufoque et désenchantée, Trois hommes, deux chiens et une langouste. Avec ironie et tendresse, l’auteur campe trois personnages paumés : Kevin, Mitch et Doug. Les trois inséparables tentent de survivre mais la vie en Pennsylvanie n’est pas rose. Kévin, marié et père d’une petite fille, sort de prison pour avoir cultivé de la marijuana. Poussé par sa femme Lynda, il survit en promenant les clebs de quelques gens fortunés. Mitch, diplômé de lettres, travaille dans le rayon auto d’un supermarché et se fait virer pour une stupide blague téléphonique. Doug perd lui aussi son boulot - le restaurant où il travaille fait faillite.
Les trois amis - véritables ados attardés - se retrouvent donc quotidiennement dans un salon crasseux à fumer de l’herbe et à établir des plans sur la comète. Il faut dire que la petite ville de Walston n’est pas l’endroit rêvé pour trouver du boulot : ancienne cité minière des environs de Pittsburgh, elle n’offre que peu d’opportunité mais en revanche beaucoup de pollution à en croire l’usine de traitement de métaux qui crache jour après jour une fumée noire et épaisse. Défoncés la moitié du temps, les trois compères se perdent en plans foireux : ils tentent le vol d’une Ferrari - ce qui nous vaut quelques pages merveilleuses - et mettent ensuite au point un trafic de médicaments. Dépités par les échecs et manquant cruellement d’argent, ils finissent par tenter le tout pour le tout : attaquer un fourgon blindé…
Si on rit beaucoup, on ne peut s’empêcher d’être apitoyé par ces gentils monte-en-l’air qui veulent juste sortir la tête hors de l’eau : payer les factures et, pourquoi pas, s’offrir un petit voyage. Petite merveille d’humour fin et dérisoire, le roman de Iain Levison met à jour la faillite d’une société où les plus belles espérances finissent par prendre l’eau.
Trois hommes, deux chiens et une langouste. Iain Levison, traduit de l’américain par Fanchita Gonzales Batlle, Liana Levi, 267 p.

23 mai 2009

Le grand cirque de l’amour

Après le très remarqué Poulailler, Carlos Batista entre en piste avec un nouveau roman maîtrisé et passionnant. Rien pourtant de très original dans la thématique fictionnelle du triangle amoureux, ‘mari-femme-amant’, se dit-on. Mais c’est sans compter sur la virtuosité du jeune auteur français.
Sous le modèle du triptyque, Batista jongle avec les points de vue de ses personnages, empruntant pour l’occasion trois formes littéraires différentes : récit, journal intime et lettre. Chaque personnage raconte un pan de son histoire, de ses attentes, de ses illusions et désillusions. L’épouse joue les équilibristes entre l’amour sincère qu’elle voue à son mari homosexuel et la relation passagère - et purement charnelle - qu’elle entretient avec un amant de 15 ans son cadet. A défaut de révéler au grand jour son homosexualité, le mari, lui, préfère la fuite. Quant au jeune coiffeur, amoureux de la grande bourgeoise, il se débat dans un jeu de dupes social. A force de se contorsionner pour combler une insatisfaction qui affleure à chaque page, ces trois naufragés de l’amour présentent des figures de clowns tristes incapables de se comprendre. Les quiproquos abondent et effritent les relations. Roman sur l’incommunicabilité entre les êtres ? Sur la complexité de faire coller sa propre perception de l’amour à celle d’autrui ? L’auteur nous convie à un son et lumière autour de la difficulté de la passion amoureuse. Un spectacle orchestré de main de maître !…

L’Envers amoureux, Carlos Batista, Albin Michel, 240 p. (Article paru dans le Vif/L'Express du 22 mai 2009)

22 mai 2009

Spectre lumineux

Le dernier roman pour adolescents du Belge Frank Andriat ravira les jeunes et les moins jeunes. Si les premiers chapitres sont ‘noir goudron’, l’auteur glisse progressivement, avec la dextérité d’un grand coloriste, vers de jolies nuances pastel. Le père de Mélanie est un marginal, buveur invétéré et violent. La gamine se blinde comme elle peut et vit repliée sous sa carapace. Jusqu’au jour où elle assiste à la conférence d’un psychologue : c’est le déclic d’une lente mutation et le début de l’histoire de la chenille qui devient papillon. En s’ouvrant aux autres, la chrysalide Mélanie découvre en effet l’amour. Thème attendu et mièvre ? Non, parce que l’écriture est vive et colorée, et les sentiments adolescents traités avec infiniment de subtilité.

Rose bonbon, noir goudron, Frank Andriat, Mijade, 190 p. (Article paru dans le Vif/L'Express du 22 mai 2009)

19 mai 2009

Envoûtement

Est-ce utopique de vouloir réaliser ses rêves d’enfant ? Sommes-nous un frein à notre propre bonheur ? D’un bout à l’autre des 400 merveilleuses pages de son dernier roman, La Peur du paradis, Vincent Engel explore ces questions lancinantes. Basilio et Lucia sont deux enfants du petit village de San Nidro, à l’extrême sud des Pouilles. Paradis perdu, éloigné du brouhaha du monde : loin de la montée du fascisme et de la civilisation des villes. Lucia est une fille de la forêt, une sorte de prêtresse des bois. Elle passe ses journées à caresser les troncs d’arbres, à déchiffrer les signes de la nature et à bavarder avec son jeune ami Basilio. Lui aussi est un brin marginal : orphelin de père, solitaire et introverti, il ne côtoie pas les garçons de son âge. Très attachés l’un à l’autre, Basilio et Lucia se font le serment de ne jamais quitter San Nidro. Seulement la vie sème ses embûches. En obéissant à une autre promesse, Basilio attire sur eux les foudres du prêtre Rosario et du commissaire Forza. Lucia est arrachée au village et placée dans un orphelinat de Bari, loin de San Nidro. Commence alors pour Basilio une longue quête faite de rendez-vous manqués, qui durera toute sa vie, pour retrouver Lucia et suivre leur engagement.
Doit-on faire fi des accommodements auxquels les autres nous poussent, quitte à être détachés à tout jamais de la vraie vie ? Faut-il renoncer à ses rêves ou au contraire refuser d’en faire le deuil ? N’y a-t-il que cette solution : sombrer dans la folie pour respecter ses serments ? Avant toute chose, c’est la question de l’intégrité qui est posée dans ce magnifique roman à la fois lyrique et poignant. Si Basilio opère parfois les mauvais choix comme lorsqu’il intègre les faisceaux de combat, c’est toujours par amour et en gardant intacte sa probité.
Vincent Engel mêle subtilement les destinées individuelles au tumulte historique – en relatant entre autres l’atroce campagne d’Abyssinie à laquelle le médecin Pollini – un des personnages secondaires les plus réussis - est obligé de participer. Tout fait sens dans ce roman envoûtant d’où on sort grandi de savoir que quelques êtres purs et lumineux gardent intacts leurs rêves d’amour et de bonheur, et refusent de suivre la horde des humains tristes et serviles qui hantent les pages noires de l’Histoire. Tout n’est donc pas perdu…

La peur du paradis, Vincent Engel, Lattès, 403 p.
(Article paru dans Le Vif/L'Express du 15 mai 2009)

Un inédit enfin disponible

Les éditions Quai Voltaire ont l’heureuse idée de publier un inédit de Malaparte. L’auteur de Kaputt et de La Peau a laissé à sa mort en 1957 un texte magnifique enfin disponible.
Italie, 1943. Mussolini renversé, les Alliés débarquent en Calabre. Malgré l’inutilité de l’entreprise, un groupe de 15 hommes tentent de résister aux forces alliées. Tous tombent sauf Calusia, un soldat bergamasque qui promet à son lieutenant sur le point de mourir de ramener sa dépouille à Naples. Paysan volontaire, droit et courageux, Calusia entreprend son périple et croise sur sa route des villages abandonnés, des femmes qui fuient le sud, des scélérats à qui profite le crime. Merveille de concision, de pudeur et de lucidité, le roman présente des images quasi cinématographiques de l’exode de tous ces crève-la-faim. Est-ce parce que l’auteur est passé du fascisme à l’extrême-gauche qu’il réussit à parler aussi justement d’engagement ?...

Le Compagnon de voyage, Curzio Malaparte, traduit de l’italien, Quai Voltaire, 112 p. (Article paru dans le Vif/L'Express du 8 mai 2009)

Réédition

En 1943, six ans après la parution de son célèbre roman La Femme de Gilles, Madeleine Bourdouxhe confie aux éditions bruxelloises Libris un manuscrit intitulé A la recherche de Marie. En 1989, le texte épuisé reparaît chez un autre éditeur, à Paris, aux éditions Tierce sous le titre de Wagram 17-42, Marie attend Marie. Aujourd’hui le roman de cette grande dame des lettres belges est réédité par les éditions Actes Sud, sous son titre originel. L’occasion de revenir sur ce livre sensible et poétique.
Mariée à Jean depuis six ans, Marie est à l’image de ce que la société attend d’elle, et elle y trouve son compte : femme au foyer sagement efficace, elle accomplit les menus travaux domestiques sans déplaisir et, en épouse dévouée, prend un soin tout particulier à ce que Jean ne manque de rien. Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si chez Voltaire l’expression est teintée d’ironie, point de causticité chez Bourdouxhe mais la constatation que les hasards de la vie forcent parfois à la lucidité. Marie est-elle heureuse avec Jean ? Cette vie trop tranquille la comble-t-elle vraiment ? La rencontre d’un tout jeune homme qui lui laisse son numéro de téléphone va lentement faire basculer sa vie ordonnée et ordinaire vers les troubles de l’adultère. A l’image de nombreux personnages de Bourdouxhe, Marie est de prime abord accommodante, taiseuse et solitaire. Mais quels tourments intérieurs cache-t-elle ? Résignation ou fuite vers l’émancipation?... Dans l’atmosphère vaguement désuète du roman – et non dénuée de charme - se cache une jeune femme plus moderne qu’il n’y paraît à première vue. Et certes plus contemporaine que la tragique Elisa, l’héroïne de La Femme de Gilles, allégorie de l’abnégation et de la soumission. Sous ses dehors sages, Marie assume ses choix, compose le numéro de téléphone du jeune homme et franchit le pas de le revoir. « J’aurais pu attendre le hasard d’une rencontre, mais si je crois au miracle j’aime à être de connivence avec lui ». Pourtant Marie aime Jean.
Qui est vraiment Marie ? L’amante ? L’épouse ? A la recherche de Marie – une référence à Proust ? - explore les entrailles de l’âme humaine. Personnage en quête d’elle-même, Marie est du côté de la vie et veut retrouver, opiniâtrement, les promesses de l’adolescence. Où est passé le bonheur auquel elle croyait ? Si le livre ne présente pas une intrigue rapide, il consigne, par le biais d’une écriture du ressenti, le cheminement intérieur d’une âme en peine décidée à faire face.

A la recherche de Marie, Madeleine Bourdouxhe, Actes Sud, 158 p.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 1 mai 2009)

Le vacarme du monde

Le dernier roman de Belinda Cannone nous ouvre les portes d’un univers étrange et fascinant : celui de l’hyperacousie. Jodel souffre de cette étonnante maladie : il entend des sons infimes avec une précision inouïe. Il perçoit sans mal le pas saccadé des fourmis ou le chuintement des couleuvres. Le moindre vrombissement de mobylette lui vrille les tympans. Si Jodel est assailli par la brutalité sonore du monde, il a mis son handicap au service de la recherche scientifique puisqu’il est ingénieur en physique des sons. Il passe ses journées dans un local insonorisé à analyser des enregistrements pour la sûreté nationale. Sa vie privée est à l’image de sa vie professionnelle : réglée comme du papier à musique, solitaire et étriquée. Jusqu’à sa rencontre inopinée avec Jeanne, une gamine de 12 ans, chez qui il détecte la même faculté. Une grande complicité naît entre eux : espiègle et perspicace, Jeanne lui fait découvrir les joies de l’amitié tandis que Jodel lui apprend à isoler les sons pour les comprendre. Autre rencontre inattendue : celle d’Oulan, un marginal venu de Mongolie qui fait découvrir à Jodel le monde globalisé, les guerres et leurs idéologies. L’occasion pour la romancière d’ouvrir son roman à une réflexion politique et sociétale. Au-delà du constat amer qu’elle dresse sur la misère humaine, elle pose cette question intime : comment trouver sa place quand on n’est pas dans la norme, sans pour autant trahir sa différence ? Elle décrypte en effet chez son personnage les remous d’une âme torturée : en plus de son hyperacousie, Jodel est soumis à une forme d’hyperacuité aux tensions qui l’entourent. Il est comme une éponge qui capte les émotions et les chagrins. Mais s’il est question de détresse, l’auteure nous entraîne, par l’entremise de la mère de Jeanne, compositrice de talent, dans un monde musical : un univers ouateux et mélodique fait de notes et d’arpèges, véritable baume pour les oreilles de Jodel. L’auteure s’amuse des sons comme des mots et déploie une écriture personnelle qui joue avec de nombreuses parenthèses, sans qu’elles ne soient jamais agaçantes ou superflues. L’imagination ne manque pas dans ce joli roman. Gaston Bachelard de l’affirmer : « Imaginer, c’est hausser le réel d’un ton ». Ici le ton est inédit et particulièrement sensible.

Entre les bruits
, Belinda Cannone, Olivier, 269 pp.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 24 avril 2009)

12 mai 2009

Don Giovanni et Prague

Dans son nouveau roman, J.D. Baltassat explore Prague à deux époques différentes : en 2006, année du 250ième anniversaire de la naissance de Mozart et en 1787, année de la création du Don Giovanni. Au XVIIIe siècle, on suit les traces d’un Casanova vieillissant que l’opéra de Mozart insupporte parce qu’il croit s’y reconnaître. Il s’offusque qu’on le prenne pour un séducteur sans scrupule, violeur et assassin. Il tente de dissuader Mozart d’utiliser le livret de Da Ponte. Mais pour le compositeur, peu importe le texte, seule compte la musique. La critique viennoise aime l’offense et le crime : elle les aura, n’en déplaise au libertin.
En 2006, point de dragueur invétéré, quoi que !... Angus, fin connaisseur de Mozart et de Casanova, lorgne depuis sa fenêtre une jeune touriste en mal d’amour dont le joli minois l’attire. Baltassat tisse tout au long de cette éblouissante balade praguoise un subtil patchwork aux couleurs chatoyantes mêlant musique, amour et raffinement. L’écriture est protéiforme : les échanges épistoliers classiques alternent avec une écriture plus contemporaine où le pronom « on » prédomine de manière inédite. Aucun trouble de l’équilibre dans ce roman en miroirs dont la parfaite maîtrise donnerait presque le vertige…

L’Almanach des vertiges, Jean-Daniel Baltassat, Robert Laffont, 267 p.

(Article paru dans le Vif/L'Express du 8 mai 2009)