26 juin 2009

Féroce et facétieux

Une époque exquise… Le titre a de quoi faire sourire ou grincer des dents quand on sait que le roman de Dawn Powell est paru pour la première fois en 1942. L’histoire se déroule à New York au début des années quarante juste avant l’entrée des Etats-Unis dans le conflit. Si en arrière-plan la guerre sévit dans la lointaine Europe, il est surtout question, dans le roman, de la haute société new-yorkaise, de ses rites et hypocrisies.
Emergeant avec peine d’un échec sentimental, la provinciale Vicky Haven monte à New York dans l’espoir d’oublier ses malheurs. Elle y retrouve Amanda Keeler, une ancienne camarade de classe de leur Ohio natal qui a réussi à se faire épouser par le magnat de la presse Julian Evans. Alors qu’Amanda est une femme de pouvoir, mondaine, ambitieuse, égoïste et manipulatrice, la candide Vicky est l’incarnation de la douceur et de la bienveillance. A son arrivée, Amanda s’empresse de louer à sa petite protégée un appartement et de lui trouver un emploi. Mais derrière cette sollicitude affichée se cache un intérêt particulier : durant la journée, dans le studio de Vicky, Amanda peut recevoir en toute discrétion un ancien amant qu’elle est bien décidée à reconquérir. Les choses ne se passent pourtant pas comme Amanda le voudrait : Ken Saunders, le soupirant éconduit, lui résiste et Vicky n’est pas longtemps le dindon de la farce. La jeune oie blanche se révèle suffisamment retorse pour occuper le terrain à son tour, et risquerait bien de faire de l’ombre à la terrible Amanda.
Présenté ainsi, le roman peut sembler accumuler les clichés : deux amies que tout oppose (la jeune gourde provinciale contre la femme fatale) et un retournement de situation finale somme toute assez attendu. Pourtant il est avant tout une chronique acerbe de la presse, de ses jeux d’influence, de séduction et de pouvoir. Il est aussi le reflet de la vanité d’une bonne société élitiste qui sauvegarde avec férocité ses privilèges. Enfin, le roman du haut de ses 67 ans n’a pas pris une ride ! La plume vive et caustique de Dawn Powell y est pour beaucoup : elle nous entraîne en un tournemain dans ce tourbillon satirique et impertinent.
Après le plaisir de posséder des livres, il n’y en a guère de plus doux que d’en parler. Comment ne pas donner raison à Charles Nodier. Lisez ce charmant roman et prenez du plaisir à en parler autour de vous...

Une époque exquise, Dawn powell, traduit de l’américain par Anouk Neuhoff, Quai Voltaire, 422 pages.
À signaler que les éditions 10/18 publient dans la même veine un autre roman de Dawn Powell, Le café Julien.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 26 juin 09)

24 juin 2009

Histoires de solitude

Personne n’avait beaucoup de respect pour le "Labor Leader". Ne voyez pas dans cette phrase une allusion politique quelconque, puisqu’elle ouvre une des plus belles nouvelles du recueil de Richard Yates, Onze histoires de solitude. Considéré aux Etats-Unis comme un des grands romanciers des années 50 et 60, il a enfin acquis une certaine notoriété chez nous grâce au beau film, Les Noces rebelles, que Sam Mendès a tiré de son roman (également réédité) La Fenêtre panoramique.Les onze nouvelles du recueil explorent la middle classe américaine de l’époque. Les incompris, les malchanceux, ceux dont la vie n’a pas tourné comme ils en rêvaient. Malgré ce thème, la plume de Yates, vive et enlevée, coupe tout effet sinistre. L’auteur rend compte avec tendresse et lucidité des fêlures de ses personnages, hissant au premier rang l’art de dire les choses par l’effleurement. Que ce soit à l’école, dans l’armée ou dans le huis clos du couple, Yates s’interroge sur la solitude et le rejet. Il procède avec détachement mettant en relief des personnages singuliers dans un contexte particulier sans tirer aucune leçon. Onze histoires douces amères, onze pans de vie teintés de regrets ou d’amertume, onze récits qui atteignent à l’essence des êtres.

Onze histoires de solitude, Richard Yates, traduit de l’américain par Jean Rosenthal, Pavillons poche, 364 p. (Article publié dans le Vif/L'Express du 19 juin 09)

23 juin 2009

Adoption réussie

Récit d’une rare élégance, le dernier livre d’Eric Fottorino pose la question de la filiation. L’auteur rend hommage à son père adoptif qui débarque dans sa vie lorsqu’il a neuf ans, et lui donne son nom. Découverte pour le petit garçon de la lumière du Sud et du mode de vie tunisien mais surtout de l’amour attentif et discret de ce nouveau père. Il reçoit une éducation pudique mais joyeuse où la meilleure manière d’être proche, c’est de partager la passion de la bicyclette, et où les silences disent plus que les longs discours. Le narrateur a ses mots éclairants à propos de son père : Toi tu restes silencieux, dense dans ton silence, dans ton regard enveloppant qui effleure sans toucher, qui touche sans posséder (p.119).
L’Homme qui m’aimait tout bas raconte aussi la mort de ce père adoptif, par balle, 40 ans plus tard. Livre bouleversant sans être triste, le récit met le doigt sur la complexité des sentiments face au suicide d’un proche et sur les fissures de l’existence humaine, au travers d’une écriture intime et affective qui sonne particulièrement juste.

L’Homme qui m’aimait tout bas, Eric Fottorino, Gallimard, 148 p. (article publié dans le Vif/L'Express du 19 juin 09)

18 juin 2009

Charmant best-seller

Quel attachant roman que ce Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates ! L’histoire commence à Londres en 1946. Alors que la jeune héroïne – romancière de son état - Juliet Ashton se torture les méninges pour trouver le sujet de son prochain livre, elle reçoit une lettre de l’île de Guernesey. De ce premier courrier va rapidement découler une correspondance foisonnante entre Juliet et les membres de la communauté de Guernesey, et un lien d’amitié autour de leur amour commun de la littérature. Juliet va ainsi apprendre que les habitants de l’île ont, durant la guerre, créé un cercle littéraire afin de contrer le couvre-feu. De lecteurs peu avertis qu’ils étaient avant-guerre, ils se sont forgé, au fur et à mesure de leurs lectures, une connaissance plus large (et toujours très personnelle!) du monde des lettres, ce qui nous vaut quelques allusions savoureuses à Jane Austen ou à Miss Marple.
Le roman est l’occasion d’en apprendre davantage sur les conditions de l’occupation allemande sur l’île, et sur l’état d’extrême pauvreté et d’isolement dans laquelle les insulaires se sont retrouvés pendant toute la durée du conflit.
Roman épistolaire à l’humour farfelu et à la grâce désarmante, on comprend qu’il fasse partie depuis 9 mois des meilleures ventes aux Etats-Unis, et qu’il soit par ailleurs déjà traduit dans une vingtaine de langues.

Le Cercle littéraire des amateurs d’épluchures de patates, Mary Ann Shaffer et Annie Barrows, traduit de l’américain par Aline Azoulay-Pacvon, Nil, 391 p.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 12 juin 2009)

17 juin 2009

50 ans de poésie

Les éditions de La Table Ronde publient une importante compilation des poèmes du Belge Jean-Claude Pirotte. Le recueil propose des textes qui s’échelonnent de 1953 à 2003, parmi lesquels de nombreux inédits et des poèmes de jeunesse signés sous le pseudonyme d’Ange Vincent. On y retrouve la musique interne de Jean-Claude Pirotte qui aborde des thèmes aussi universels que l’amour, le désespoir, l’errance, une certaine paresse aussi (« n’écoute pas ceux qui disent / que le monde appartient aux / malins qui se lèvent tôt / la paresse est seule exquise »). L’occasion d’une agréable balade dans l’univers singulier d’un poète vibrant et inspiré.

Le Promenoir magique et autres poèmes 1953-2003, par J-C. Pirotte, La Table Ronde, 916 p.
À signaler chez le même éditeur la sortie d’un très bel essai de Pol Charles, Les Légendes de Jean-Claude Pirotte.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 12 juin 2009)

15 juin 2009

Les anges déchus

Dans son nouveau recueil de nouvelles intitulé Monstres, Dominique Maes nous prouve que l’important en littérature c’est d’aborder la cruauté avec humour et décontraction. Sans avoir l’air d’y toucher, il nous convie à une balade loufoque et nonchalante dans son musée des horreurs : au fil de ses nouvelles, on côtoie une série de portraits plus terrifiants et cyniques les uns que les autres. Si Mademoiselle la vampire, digne fille de Dracula son papa, effraie gentiment le jouvenceau qu’elle va saigner, les sirènes, elles, se révèlent plus naïves qu’il n’y paraît. Dominique Maes organise son monde infernal à l’image de la vaste demeure de Barbe-Bleue : malgré le décor luxueux, les chambres accueillantes et la vaisselle dorée, il y a toujours une porte secrète qu’il ne faut pas ouvrir. Et le pire des êtres se cache là où on l’attend le moins. Anne, ma chère Anne, ne vois-tu rien venir ? Ni soleil qui poudroie ni herbe qui verdoie mais une héroïne qui n’a rien soupçonné de la perversité de sa sœur. En tératologue[1] averti, le nouvelliste belge revisite quelques mythes et légendes d’ogres et de chimères avec la curiosité d’un vrai passionné. On est tenu en haleine du début à la fin, même si la première nouvelle peut déconcerter. Passé cette introduction éclairante mais un rien longuette, ce n’est que du bonheur… dans l’horreur ! Ames sensibles ne pas s’abstenir mais se préparer à frémir comme devant le plus jubilatoire des films d’épouvante.
Et d’en croire Charles Baudelaire : le beau est toujours bizarre. Ici les bizarreries sont légion et les monstres de foire affichent une beauté singulière, touchante à force d’étrangeté. Mais la vraie laideur – celle du cœur - se cache dans les replis de l’âme humaine davantage que sous les écailles des bêtes improbables: la pire des créatures, capables des plus sordides atrocités, c’est bien entendu l’humain. Qu’il soit adulte ou enfant, il se révèle le plus féroce des prédateurs... « Depuis des millénaires, il (l’homme) piétine, lapide, lacère, torture patiemment, pend haut et court, électrocute, fusille, bombarde, extermine, empoisonne et justifie toutes ses atrocités par ses normes imbéciles. (…) Il n’a pas l’air dangereux en cet instant où il vous regarde terrifié et pleurnichard. (…) Mais ne vous y fiez pas. De grâce ! Car dès qu’il sera en nombre, il cherchera à imposer son criminel conformisme » (p.18).
En refermant le recueil, on ne peut s’empêcher de se poser la question : sommes-nous pervers à aimer pareilles histoires ? À l’image des contes cruels pour enfants sages, s’agit-il d’une purge ? D’un vaccin salvateur?... Heureusement à en croire la phrase qui clôt le recueil, tout n’est pas si noir : « Puis, tu trouves simplement les gestes qui balaient la folie des hommes » (p.236).
Une esthétique de la cruauté, un humour acéré et une écriture enlevée, tels sont les ingrédients que condense le recueil de Dominique Maes… Un plat à la saveur épicée !

Monstres, Dominique Maes, Luce Wilquin, 237p.

[1] Spécialiste des monstres.
(Article paru dans le Vif/L'Express du 5 juin 2009)

12 juin 2009

Un grand roman italien

Mort depuis dix ans, le cinéaste, metteur en scène et critique de cinéma Mario Soldati est considéré comme l’un des plus grands romanciers italiens contemporains. Les éditions Le Promeneur s’emploient depuis quelques années à rééditer ses romans en français, dont récemment L’incendie paru originellement à Milan en 1981. S’il est question dans ce livre de création artistique, il est aussi question d’amitié, de consécration et d’une bizarrerie. Ou comment un amateur d’art, Vitaliano Zorzi, se prend d’une véritable passion pour un petit tableau nommé L’Incendie d’un peintre encore inconnu. Il l’achète et rencontre l’artiste, un certain Mucci. Très vite des liens d’amitié se nouent entre les deux hommes, et devant l’imminence d’un départ pour l’Afrique, le peintre lui vend la totalité de ses tableaux. Deux ans plus tard, Mucci décède dans un accident de voiture au Congo, et sa cote s’envole. Si la mort de son ami affecte profondément Zorzi, elle lui permet de faire une affaire juteuse. Seulement voilà, un des tableaux du maître pose problème : Mucci y a peint un barrage qui n’existait pas encore avant son départ pour l’Afrique…
Si Soldati possède un réel sens de l’intrigue, il est aussi doué d’une grande sensibilité esthétique et d’une étonnante faculté à analyser l’âme humaine. Très beau roman, raffiné et touchant.

L’Incendie, Mario Soldati, traduit de l’italien par Nathalie Bauer, Le Promeneur, 247p. (Article paru dans le Vif/L'Express du 29 mai 2009)

9 juin 2009

Portrait sensible

Très belle autofiction, Le Remplaçant d’Agnès Desarthe répond à une commande des éditions de l’Olivier pour leur collection ‘Figures libres’. Le principe de la collection consiste pour l’auteur à évoquer un de ses héros. Avant Agnès Desarthe, Nathalie Kuperman s’était prêtée au jeu en abordant la figure emblématique du chanteur britannique dans son livre intitulé Petit déjeuner avec Mick Jagger. Agnès Desarthe, elle, a choisi de parler du directeur de l’orphelinat du ghetto de Varsovie, le célèbre Janusz Korczack. Mais très vite le sujet de son livre se déplace imperceptiblement vers la figure de son grand-père dont elle nous conte la vie. Une existence banale sauf qu’à y regarder de plus près, on découvre un homme doué d’une qualité rare et précieuse : l’art de raconter les histoires.
Le Remplaçant est un texte personnel et particulièrement abouti. Il dévoile en finesse une facette de l’imaginaire de la romancière et met l’accent sur son rapport à la mémoire et aux fantômes qui la peuplent.

Le Remplaçant, Agnès Desarthe, Olivier, 87p.
(Article publié dans le Vif/L'Express du 29 mai 2009)