22 mars 2013

Pol Pot et ses sbires: 35 ans après les massacres...


 
Les Impunis, Olivier Weber, Robert laffont, 245 pages.
Coup de projecteur sur l’essai d’Olivier Weber, Les Impunis, paru chez Robert Laffont. Grand reporter, correspondant de guerre et voyageur impénitent, Olivier Weber est l’auteur d’une vingtaine de livres dont Le Faucon afghan, Le Grand Festin de l’Orient et La Mort blanche. Il nous revient avec un saisissant récit sur le Cambodge, et plus particulièrement sur l’enclave de Pailin où vivent, en toute impunité, un grand nombre d’anciens tortionnaires Khmers rouges qui n’ont jamais été jugés et qui côtoient quotidiennement leurs anciennes victimes. Pailin est un état de non-droit mafieux où le silence et les exactions - blanchiment d’argent, prostitution, règlements de compte - sont érigés en valeur suprême. Or ce silence a des conséquences dramatiques : « Les survivants des génocides sont deux fois victimes, des génocidaires et d’eux-mêmes ». La population a en effet tendance à fermer les yeux et à qualifier les massacres de « petites erreurs du passé », tous s’efforcent d’oublier, parce que le souvenir est douloureux mais aussi parce qu’ils ont peur : les exécutants courent toujours et effraient encore. Les bourreaux eux ne craignent rien : « Ils ont l’argent, les armes et la douleur du peuple, la culpabilité de tous (…) car nous ne savons plus qui est qui, tout le monde s’est mélangé, coupables et innocents, tant et si bien que les innocents se sentent coupables et que les coupables se sentent innocents ». À force d’être accepté, le mal finit par se banaliser…
 



Serial killeuse bretonne


Fleur de tonnerre, Jean Teulé, Julliard, 288 pages.
Le romancier français Jean Teulé nous a habitués à des romans percutants et un brin provocateurs, ce qui les rend habituellement savoureux : on pense à Ô Verlaine, Je, François Villon, Le magasin des Suicides, Le Montespan ou encore Charly 9. Il a choisi cette fois un sujet étonnant et déniché au fin fond de la Bretagne au début du XIXe siècle. Il s’intéresse en effet à Hélène Jégado, méconnue et pourtant considérée comme l’une des plus grandes tueuses en série de l’histoire. Elle nait en 1803 dans le Morbihan. Toute jeune, elle est bercée par les légendes bretonnes et en particulier celles de l’Ankou - personnification de la Mort en Basse-Bretagne - qui la terrorise et dont elle va devenir l’incarnation, sans doute pour surmonter ses angoisses. Elle découvre dès lors les vertus toxiques de certaines plantes comme la belladone et essaie ses talents de tueuse sur les membres de sa famille (sa mère qui décède après avoir ingéré un appétissant potage maison, son père quelques années plus tard). Enhardie par cette première performance, elle devient d’abord domestique, ensuite cuisinière, et use de l’arsenic pour dévaster des familles entières. Etant toujours la seule à survivre à ces étonnantes et subites épidémies de choléra (dont les symptômes sont proches de  l’empoisonnement à l’arsenic), la population finit, contre toute attente, par la considérer comme une sainte… Un comble ! Mais, en 1851, elle finit tout de même guillotinée après un procès que le coup d’État de Napoléon III va totalement occulter.
Si l’écriture est fluide et l’humour caustique - on pense aux deux perruquiers normands, personnages hauts en couleur s'il en est -,  ce n’est sans doute pas le meilleur roman de l’auteur. Trois bémols en point de mire. D’une part, on a le sentiment, surtout au début de la lecture, de se retrouver devant un catalogue exhaustif des coutumes bretonnes. Comme si l'histoire passait au second plan.
D’autre part, l’héroïne n’a aucune consistance psychologique :  on la regarde évoluer en se disant qu’elle est complètement cinglée, sans avoir aucun accès à ce qu’elle pense, pas plus qu’on ne sait in fine si elle pense quoi que ce soit… On ne comprendra sa motivation que lors d’une brève confession qu’elle fera juste avant sa mort.
Enfin, le mode opératoire - toujours identique, empoisonnement par arsenic - est à la longue un chouia lassant... Bref, c’est un roman atypique et déconcertant qui laisse perplexe, même si il a le mérite de l’originalité...

12 mars 2013



L’écriture du monde, François Taillandier, Stock, 288 pages

Si vous avez envie de plonger au cœur du VIe siècle de notre ère, entre la cour de Ravenne et celle de Constantinople, et découvrir ou redécouvrir les grands hommes qui ont participé à l’histoire de cette époque: Bélisaire, Vitigès, Totila (chef des Ostrogoths), Récarède (roi des Wisigoths)  ou Autharis (roi des Lombards) – un vivier où puiseront sûrement les jeunes parents en mal de prénoms exotiques pour leurs bambins -, n’hésitez pas : ce livre est pour vous, L’écriture du monde de François Taillandier paru chez Stock. L’auteur s’intéresse à deux personnages oubliés de l’histoire : Cassiodore et Théolinda (de son vrai nom Théodelinde de Bavière).
Au travers de ces deux figures emblématiques, le roman permet de mieux comprendre une époque tumultueuse qui voit la destitution du dernier empereur romain d’Occident par Odoacre, roi des Hérules. Le lecteur perçoit rapidement les nombreux enjeux qui découlent des relations entre l’Orient et l’Occident mais aussi tout ce qui se joue entre le christianisme qui doit trouver ses marques et d’autres croyances qui ont pignon sur rue. Une époque méconnue et agitée qui d’une certaine manière a contribué à façonner l’Europe d'aujourd’hui.
Dans la première partie du livre, on suit la vie de Magnus Aurelius Cassiodorus, aristocrate latin, conseiller de Théodoric Le Grand. Il passera sa vie à œuvrer pour maintenir la paix en Occident et pour empêcher la culture gréco-latine de sombrer face à l’essor du christianisme. Après une conversion tardive, Cassiodore fondra le monastère de Vivarium, un centre de première importance dans la transmission de nombreux écrits liturgiques et païens.
Dans la seconde partie du roman, François Taillandier se penche sur le personnage de Théolinda, une femme intelligente et téméraire qui à 17 ans décide d’épouser Autharis, roi des Lombards alors qu’elle est promise par son père au roi franc mérovingien Childebert qu'elle rejette (elle a de la suite dans les idées, n’ayons pas peur de le dire…). Suite à la mort inopinée de son époux un an plus tard, elle épouse, comme le veut la coutume lombarde, le successeur de son premier mari, le roi Agilulf dont elle influencera la politique. À sa mort, elle prend le pouvoir en tant que régente (de 616 à 627) et jouera un rôle majeur de pacification dans les régions qu'elle administre.  
À la fin de ce roman ambitieux, l’auteur met en parallèle deux éléments importants de notre civilisation, qui vont se succéder à 150 ans d’intervalle: d’une part, à partir de 476, la montée irrépressible du christianisme face au déclin de l'empire romain (sujet même du livre) et d’autre part, en 630, l’arrivée de Mahomet à La Mecque où il impose le culte exclusif d’Allah. Deux des grandes religions monothéistes sont nées et sont appelées à gouverner une partie du monde.
Sachez que François Taillandier prépare un second opus consacré cette fois à la naissance de l’Islam. Rendez-vous pris.

7 mars 2013

Investigation dans la mémoire familiale


Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan, Le Livre de poche, 401p

Quoi de plus insupportables que ces autofictions françaises nombrilistes et revanchardes qui pullulent sur les tables des librairies ? Pendant longtemps, j’ai regardé d’un œil circonspect le dernier roman de Delphine de Vigan, Rien ne s’oppose à la nuit, qui traînait sur un appui de fenêtre de la maison. Un livre familial, encore un, avec sans doute son lot de petites vengeances, de coups bas et de plâtres essuyés : un déballage impudique, non merci. Et puis un dimanche de désœuvrement (ça existe, ça ?), je l’ai pris dans les mains, je l’ai soupesé, j’en ai relu le quatrième de couverture et je me suis lancée. Et là, dès la première page, toutes les barrières sont instantanément tombées ; la magie d’une écriture magnifique opérait, la pudeur des mots (et des maux) me fascinait. Plus rien ne s’opposait à la lecture…

Delphine de Vigan signe un sixième roman d’une rare élégance, un texte intime qui dévoile petit à petit la maladie mentale de sa mère, ses chutes et rechutes, sa progressive et improbable renaissance avant son suicide, ultime et inexorable. Elle aborde la jeunesse de cette mère excentrique et timide : dans un premier temps, une jeunesse dorée au sein d’une famille nombreuse, bruyante et indisciplinée mais qui tourne au cauchemar à la mort accidentelle d’un jeune frère. L’auteur va loin dans l’analyse, elle pousse l’investigation auprès de tous les membres vivants de sa famille, elle reconnait elle-même manipuler un matériau non fictionnel délicat mais dont elle parvient à faire une fiction magnifique. Dans pareille entreprise, le risque est grand de se heurter à certains dégâts collatéraux, elle cite le cas de Lionel Duroy qui après la parution de son roman Priez pour nous s’est vu rejeté en bloc par sa fratrie.

Malgré le sujet douloureux (qui mêle souffrance et culpabilité), les pages sont parsemées de joyeuses éclaircies : que ce soient les grandes tablées de la propriété de Pierremont où se réunissent facilement une trentaine de convives les jours de fête, ou les frasques de la débordante grand-mère Liane (qui à 75 ans réalisa, comme elle l’avait parié des années auparavant, un grand écart devenu mythique sous les yeux subjugués de sa descendance). Rien ne s’oppose à la nuit (titre sombre et mystérieux tiré de la chanson « Osez Joséphine » d’Alain Bashung) a un intense pouvoir d’attraction. Magnifique livre sur la Mère, c'est aussi en filigrane un livre-confidence sur l’auteur elle-même.