20 mars 2009

A l’abri des regards...


Scénariste depuis quinze ans, la Britannique Sadie Jones fait ses premiers pas en littérature avec un roman très réussi. L’histoire se passe dans un petit village au Sud de Londres, au lendemain de la seconde guerre mondiale. Pendant les quatre années de mobilisation de son père, une grande connivence s’est établie entre le jeune Lewis Aldridge et sa mère, une femme libre d’esprit et indépendante. Le retour de Gilbert, père maladroit et froid, marque un premier tournant dans la vie du garçon. Le second coup dur, beaucoup plus violent celui-là, est la mort tragique de sa mère qui se noie sous ses yeux. Ebranlé par les événements et le manque d’affection de son père, Lewis se referme sur lui-même. Automutilation, violence non contrôlée, Lewis sombre peu à peu dans une adolescence chaotique. Il est rejeté par ses amis et n’éprouve aucune sympathie pour sa démissionnaire belle-mère. Par plusieurs actes incompris de ses proches, il se met au ban de la société bien-pensante de Waterford, percluse de conventions et de faux-semblants. Dans ces demeures victoriennes où dominent alcoolisme camouflé et mondanités de pacotille, Lewis dérange. Roman obsédant, Le Proscrit rend compte, sous la forme d’une pertinente chronique sociale, des faiblesses d’un père et du lâche aveuglement de toute une communauté. C’est élégant, noir et étrangement hypnotisant.

Le Proscrit, Sadie Jones, traduit de l’anglais, Buchet Chastel, 377 p. (Article publié dans le Vif L'Express du 20 mars 2009)

Approche kaléidoscopique


La Patience des buffles sous la pluie est un livre étonnant de concision : en cent cinquante pages, il concentre soixante-neuf textes. L’auteur a le sens de la formule et de l’observation, il analyse avec une économie de moyens stupéfiante les remous de l’âme humaine. Décortiquant l’homme dans ses mesquineries et ses grandeurs, il jette avec adresse sur le papier des instantanés de vie. On sourit, on rougit, on rit jaune, on devient vert. David Thomas nous en fait voir de toutes les couleurs sur l’odieux et attachant terrien que nous sommes. Inutile de se mettre la tête dans le sable : si on y reconnaît sa voisine de palier ou une ancienne connaissance, on est surtout convié à un rendez-vous avec soi-même. Au travers de ces différents portraits, on n’échappera pas à son propre reflet, tantôt cruel, tantôt indulgent.

La Patience des buffles sous la pluie, David Thomas, Bernard Pascuito éditeur, 151 p. (Article publié dans le Vif L'Express du 20 mars 2009)
Implacable mécanique


Il est des livres dont on ne mesure le mystère qu’aux derniers chapitres et où la chute fait reconsidérer après coup toute l’histoire. C’est le cas de Délit de fuite de la romancière française Dominique Dyens qui nous entraîne de grand-routes anodines vers des chemins de traverses inquiétants. Son héroïne, Anne Duval, est une femme brillante qui mène de main de maître une carrière de cadre dans une société de publicité. Mais côté cœur, à trente-six ans, Anne est terrorisée à l’idée de finir sa vie célibataire. Sa peur de la solitude tourne à l’obsession, voire à la névrose. Sur un coup de tête, elle quitte son job et s’enfuit sur les routes de France. Jusque là, l’histoire a un vague goût de déjà vu mais la romancière nous attend au tournant. Imbriquant en virtuose un roman dans le roman, elle nous entraîne loin sur les pentes de la manipulation. Thriller psychologique déstabilisant, Délit de fuite mêle étroitement folie, amour et mort.

Délit de fuite. Par Dominique Dyens, Héloïse d’Ormesson, 184 p. (Article paru dans le Vif L'Express du 13 mars 2009)

Vague brune

La collection Espace Nord reprend sous format de poche le roman de Vincent Engel paru chez Fayard en 2002 (à l’époque sous le pseudonyme de Baptiste Morgan). L’occasion de faire le point sur ce livre controversé. Si certains l’ont qualifié de fable simpliste, c’est perdre de vue que ce roman incite à la vigilance politique, comme le souligne Michel Lisse. Le roman dresse le portrait de deux hommes: Jorg von Elpen, chef de fil d’un parti d’extrême-droite, populiste et antisémite. Et son voisin Otto, un banal vendeur d’aquariums, replié sur sa petite vie, qui ne veut pas d’ennuis et reste parfaitement indifférent à la manière dont tourne le monde. Mais, de l’indifférence à l’indigne, il n’y a qu’un pas. L’auteur démonte le terrible mécanisme qui conduit du renoncement à la soumission. Peu à peu, Otto va devenir un bourreau à la solde de von Elpen. Vincent Engel, dont on connaît les prises de position face à la recrudescence du fascisme, nous propose ici un glaçant miroir des dérives possibles de l’individualisme forcené, et de l’utilisation pernicieuse des médias. En ces temps bousculés, on recevra ce roman comme un salutaire électrochoc face aux risques politiques que la crise pourrait entraîner, comme jadis celle des années trente.

Mon voisin, c’est quelqu’un, Nature morte V. Par Vincent Engel, Luc Pire, 199 p. (Article paru dans le Vif L'Express du 13 mars 2009)
Fin de vie au soleil...


Merveille d’efficacité et d’humour noir, le dernier roman de Pascal Garnier nous entraîne dans un complexe immobilier sécurisé destiné exclusivement aux seniors. 'Les Conviviales' offrent à ses habitants confort et protection dans le Sud de la France. Martial et Odette sont les premiers à s’y installer mais ils déchantent rapidement : ils sont seuls, et il pleut. Avec le printemps arrivent enfin trois nouvelles têtes : un couple et une femme seule. Ouf ! Finie la solitude en tête à tête. Tous se retrouvent quotidiennement autour de la piscine dans la chaleur étouffante de l’été. Entre confidences et petites lâchetés, les cinq compères barbotent dans un ennui sous contrôle. Mais l’installation d’un camp de gitans (quelques caravanes inoffensives) dans le voisinage de la résidence fait subitement voler en éclat cette gentillesse de façade : les passions se déchaînent, la paranoïa s’étend, la mort guette. Habile conteur, Pascal Garnier campe un huis clos, au fil des pages, plus suffocant et croque d’une écriture vitriolée les travers de ses contemporains.

Lune captive dans un œil mort. Par Pascal Garnier. Zulma, 156 p. (Article paru dans le Vif L'Express du 6 mars 2009)

Chronique d’un roman annoncé…


Un an après La Dernière licorne, Eva Kavian nous revient avec un sixième roman judicieux et émouvant. Léa, une gamine de douze ans, décide d’écrire un livre. Elle aurait pu choisir la chanson ou la mode car ce qui l’intéresse avant tout, c’est de devenir une star. Sur les conseils de sa mère romancière - momentanément en panne d’inspiration, Léa dresse le portrait des habitants de sa rue. Comme elle est vive et délurée, son récit prend des allures de texte-vérité décapant sur le quartier. Eva kavian a-t-elle été inspirée par les ateliers d’écriture qu’elle anime? On la sent en tout cas maître de son sujet : au travers de sa jeune héroïne, elle nous donne de façon humoristique la « recette pour écrire un roman », étape par étape. La sauce prend rapidement: le texte est frais et pétillant, l’analyse des familles monoparentales lucide et éloquente. Toutes ces jeunes mères qui galèrent pour éduquer seules leurs enfants, malgré les échecs sentimentaux, semble dire Eva Kavian, ne cherchent au fond rien d’autre qu’un nouveau grand amour. Grâce, tendresse et drôlerie sont les ingrédients de ce roman délicatement épicé dont on se régale.

Le Square des Héros. Par Eva Kavian. Castor Astral. 165 p. (Article paru dans le Vif L'Express du 6 mars 2009)

3 mars 2009

DE BRUXELLES A LEOPOLDVILLE…

Vingt bougies pour Bruxelles et une petite merveille à lire et à relire

Étonnant livre que ce recueil paru dans le cadre du vingtième anniversaire de la région de Bruxelles-Capitale sous le titre prometteur de Miscellanées Bruxelloises! Il fait d’entrée de jeu penser aux géniales Miscellanées de Mr Schott, sorties en 2005, qui avaient connu un joli succès en librairie. Le terme savant ‘miscellanées’ qui évoque un compromis entre dictionnaire, almanach et vade-mecum cache en fait une amusante compilation de textes, d’anecdotes et d’informations (des plus importantes aux plus futiles) sur notre belle ville de Bruxelles. L’éditeur Francis Danemark appelle à juste titre son nouveau-né un livre-mosaïque - à l’image de la ville patchwork qu’est Bruxelles. Puisqu’on est dans la capitale de la zwanze, l’ouvrage présente tête-bêche une version française et une version flamande. Les Miscellanées bruxelloises/Brussels Mengelwerk comportent plus de quatre cents entrées : le lecteur passe ainsi du poids moyen d’un Bruxellois (hommes et femmes confondus : 68 kg pour 1,69m) à la différence entre le lambic et la gueuze. L’historien belge Roel Jacobs prend visiblement un malin plaisir à nous perdre joyeusement dans le dédale de ce labyrinthe : il nous informe tous azimuts sur le nombre de pharmacies par habitant, le top 10 des prénoms bruxellois, la jonction Nord-Midi et l’implantation des communautés européennes. Il nous raconte les amours contrariées de Charlotte Brontë et l’origine saint-gilloise des choux de Bruxelles. Il nous enchante avec les plus belles réalisations de Victor Horta et l’ouverture de l’école de danse d’Anne Teresa De Keersmaeker tout en faisant un détour par la cuisine : comment, diantre, accommode-t-on les choesels au madère? Bref on s’instruit en s’amusant parce qu’il faut souligner que le ton est drôle et enlevé. Le livre, en outre d’être très joliment relié, est donc un excellent moyen de toucher à la substantifique moelle de Bruxelles.

Miscellanées bruxelloises, La Région, sa ville et ses communes,
Collectif, éditions du Castor Astral, collection Escales du Nord, 320 pages.

(Article publié dans le Vif L'Express du 27 février 2009)

Tout ça ne nous rendra pas le Congo…


Moiteur tropicale et détective dépassé au cœur d’un Katanga survolté : pas de doute nous voilà plongés dans le nouveau roman d’Alain Berenboom. Michel Van Loo, détective de son état et à ses heures perdues grand consommateur de gueuze grenadine, n’a pas tellement changé depuis Périls en ce royaume. Il est toujours vaguement à côté de ses pompes: un loser têtu et attachant qui aurait bien du mal à dénouer l’affaire qu’on lui confie sans l’aide précieuse et déconcertante de trois pygmées impertinents. En route donc pour le Congo où Michel Van Loo doit élucider pour son ami Jacques van Tieghem (autre personnage récurrent) une affaire de cambriolage. Belle occasion pour l’auteur de passer en revue les remous de cette année 1948 dans notre colonie belge. Une colonie gangrenée par des espions soviétiques attirés par l’uranium du sol katangais, des groupuscules indépendantistes et des coloniaux imbus d’eux-mêmes - et pas toujours très réglos. Et, sous le prétexte du polar, un tableau plus contemporain qu'il n'y paraît des causes de la violence dans l'est du Congo et de la détresse de sa population. Comme toujours dans les romans d’Alain Berenboom, à côté d’un contexte historique avéré, il y a une jolie galerie de personnages plus improbables et loufoques les uns que les autres. Le roi du Congo, sans aucun doute le plus picaresque de ses romans, joue sur les clichés et allie avec brio le ton ironique et l’écriture piquante.

Le roi du Congo, par Alain Berenboom, Bernard Pascuito éditeur, 390 pages
(Article publié dans le Vif L'Express du 27 février 2009)